Mohamed Ali, Yannick Noah et moi
Ou,… quant j’ai présenté Mohamed Ali à Yannick Noah
Ou,… la croisée des destins
Voici une anecdote que je n’ai raconté qu’à quelques personnes mais, le temps passant, étant donné la notoriété des deux principaux protagonistes, j’ai décidé de la partager avec le monde entier, de l’envoyer sur la toile par le biais de mon premier blog, comme on jette une bouteille à la mer, avant que je ne meure, avant que l’un des deux autres protagonistes ne meurent, juste pour voir si cela fera des ronds dans l’eau.
Les faits se déroulent en 1975, en 1983 et 1996. Nous sommes en 2010.
Commençons par 1983, l’année où Yannick Noah a gagné Roland-Garros. Je me rappelle combien je tremblais devant mon poste de télé à chaque fois que Yannick montait au filet avec son chip. Je priais pour que la balle reste dans les limites du cours et je priais pour que Matts Wilander ne remette pas la balle pour faire le point.
On a tremblé jusqu’au bout et puis, il a gagné le match. C’était magnifique !
Il sautait dans les bras de son père qui venait de désescalader la tribune. C’était merveilleux !
Un souvenir aussi impérissable que quand la France a gagné la coupe du monde de foot en 98.
En 1983, je venais de créer ma petite entreprise. Après deux tours du monde en routard entre 1975 et 1981 truffé de maintes aventures, j’étais revenu à Paris. Ayant largement perfectionné mon anglais pendant mes voyages et même appris l’espagnol et le brésilien en Amérique du Sud (et même l’italien en Guadeloupe, ce que je pourrai expliquer sur un autre blog, pourquoi pas ?), j’ai logiquement trouvé un emploi de guide multilingue chez Paris Visions.
Je travaillais comme guide de nuit faisant des tours guidés de Paris la nuit en terminant par un spectacle au Lido, Moulin Rouge, Bateaux Mouches, etc.
Les touristes me disaient souvent qu’ils avaient eu des problèmes pour arriver jusqu’au départ de l’autocar rue de Rivoli. Soit ils avaient eu du mal à trouver un taxi, soit les chauffeurs n’étaient pas sympathiques, ou bien ils avaient été arnaqués. Ou bien encore ils s’étaient perdus à pied ou en métro, ou bien encore ils s’étaient fait agressé et volé par une bande de gitans. Disons plutôt des roms, car à l’époque ils circulaient déjà dans les quartiers touristiques, en grappes de 5 ou 6 gamins dont 1 ou 2 plus grands, souvent des filles adolescentes, et qui jetaient leur dévolu sur tel ou tels touristes prétendant faire la mendicité pendant que le reste de la bande les dépouillait de tout ce qui était à portée.
Donc, même si les tours se terminaient entre 2 et 3 heures du matin, nous les guides de nuit, étions censés ramener les clients à proximité de leurs hôtels. Il y avait des hôtels dans des petites rues où l’autocar ne pouvait pas passer, ou bien proche de la périphérie de Paris, voire en banlieue. On ne pouvait donc pas aller partout et il fallait bien lâcher les touristes quelque part dans la nuit, souvent angoissés et même apeurés. J’avais donc, à quelques reprises, proposé à la satisfaction de certains, de les raccompagner avec ma voiture à la fin du tour moyennant 50 francs pour rémunérer mon service et améliorer mon ordinaire.
A tel point que j’ai rapidement décidé d’acheter un minibus Wolkswagen d’occasion 9 places et à crédit. L’idée était de ne plus ramener que 2 ou 3 personnes dans ma Datsun Cherry à deux portes, mais jusqu’à 8 personnes.
Mieux encore, j’ai décidé que si je pouvais ramener les touristes à la fin des tours, je pouvais aussi aller les chercher. Encore mieux, si je guidais les touristes avec l’autocar Paris Vision, je pouvais aussi le faire avec mon minibus.
C’est ainsi que j’ai créé en 1983 le concept de l’excursion semi privée qui n’existait pas encore à Paris, entre la limousine à 4000 francs la demi journée et l’autocar à double étage de 80 places partant de la rue de Rivoli, il y avait le minibus avec départ et retour à la porte de l’hôtel. J’ai donc créé ma première petite brochure intitulée « Paris Tourisme » proposant des excursions telles que le tour de Paris, Versailles, châteaux de la Loire, etc. et les tours de Paris la nuit en minibus. Il ne restait plus qu’à convaincre les concierges des hôtels parisiens (avec des commissions motivantes) qui étaient habitués à réserver des limousines ou à vendre des billets d’excursions Paris Vision ou Cityrama, à m’appeler moi.
Eh bien croyez le ou non, la première année ne fut pas facile mais j’avais réussi à fidéliser quelques hôtels qui avaient vu revenir les clients très satisfaits (les années qui suivirent, ma société a beaucoup grandi. Je l’ai appelé Excursions Parisiennes et ça pourrait aussi être le sujet d’un autre blog).
Et Mohamed Ali dans tout ça ?
J’y arrive, mais il fallait quand même que j’explique cela pour mieux comprendre le contexte spacio-temporel.
Pour moi, c’était tout neuf de travailler « à mon compte ». J’avais quand même gardé l’âme du voyageur qui travaille un peu et qui repart voyager avec l’argent qu’il a gagné. Psychologiquement on ne sort pas comme çà du rythme de 6 années de globe trotting aux quatre coins du monde dont une centaine de pays traversés.
Pouvez-vous imaginer qu’au retour de mon premier tour du monde en 1977, j’en avais tellement plein la tête, les yeux et le cœur que j’ai eu besoin de l’écrire dans un livre titré « La leçon de vie ». Le livre est resté dans un tiroir pendant 15 ans.
Et puis un jour, à Londres, par le plus pur des hasards, je rencontre un éditeur prêt à publier mon livre. Pouvez-vous imaginer qu’au moment de sortir en librairie, en FNAC et autres vecteurs de distribution selon les dires de l’éditeur, alors que je traversais une période plutôt noire de ma vie notamment financièrement, pouvez-vous imaginer que l’éditeur fit faillite et me donna royalement 4, oui je dis bien « quatre » exemplaires de mon livre. Ils sont dans un tiroir, non, quelque part dans un carton. Comment doit-on traduire ça en langage de destin ?
J’avais donc décidé de cesser mon activité en fin de saison touristique, c'est-à-dire vers la fin octobre, et d’aller voir ma vieille copine Carole Cardinal au Canada et d’y passer l’hiver avec le bon argent, bien gagné cet été là avec mon minibus et de recommencer les excursions au printemps 1984.
J’avais donc mon billet d’avion pour le Canada en poche lorsque le téléphone sonna !
- Allô ? Dis-je.
- Bonjour, c’est le concierge de l’hôtel Hilton Orly, j’ai un client pour vous.
- Désolé, mais je vous avais bien prévenu que je fermais pour l’hiver. Je reprends les excursions au printemps.
- Oui, mais là c’est spécial, j’ai vraiment besoin que vous veniez chercher ce client.
- Désolé mais demain je prends l’avion pour le Canada, je ne peux pas.
- Je vous le demande comme une faveur car c’est quelqu’un de spécial.
- De spécial ? Qui est-ce ?
- C’est quelqu’un de connu de passage à Paris et qui souhaite rester incognito.
Bien sûr le concierge du Hilton avait suscité ma curiosité et je lui répondais que s’il voulait que je vienne, il devait d’abord me dire de qui il s’agissait.
- C’est Mohamed Ali.
- Mohamed Ali, répété-je. Evidemment, c’et spécial. Et qu’est-ce qu’il veut faire ?
- Il veut juste faire un tour de Paris d’environ deux heures.
- Bon, d’accord, deux heures, deux cents dollars, d’accord ?
Silence.
- Il est d’accord.
- Bon, j’arrive.
Il s’avère que le destin m’avait déjà fait croiser la route de Mohamed Ali, d’une certaine manière. En juin 1975, je globe-trottais en Malaisie à Kuala Lumpur, et j’avais su qu’un championnat du monde des poids lourds entre le britannique Joe Bugner et Mohamed Ali aurait lieu au stade de la ville.
Je m’y étais rendu en espérant peut-être voir la légende vivante « en vrai », même de loin. J’avais vu sa limousine arriver au stade et j’étais déjà très content de l’avoir entr’aperçu descendre de la voiture. J’ai quand même pris la photo.
La foule amoncelée aux abords des entrées du stade était excitée. Les prix de billets étaient trop chers pour la population locale et encore plus pour moi qui n’avais que quelques dollars en poche.
Et puis, soudainement, les portes du stade se sont ouvertes !
La foule s’est ruée à l’intérieur du stade que je découvrais quasiment désert. Voilà donc pourquoi ils avaient finalement ouvert les portes. Pour un tel évènement, comment le combat aurait-il pu se dérouler dans un silence de cathédrale devant si peu de spectateurs ? La vente des billets avait dû être un flop et ils avaient ouvert les portes pour mettre au moins l’ambiance.
La foule s’éparpilla dans les gradins mais resta somme toute un peu craintive et loin du ring, semblant ne pas encore tout à fait croire à l’aubaine.
Moi, armé de mon Kodak Instamatic de colonie de vacances, je me suis approché au plus près du ring. J’ai vu le combat à côté des gens fortunés, hommes à bagouzes et femme en chapeau. Je n’en croyais pas mes yeux.
Joe Bugner ne résista pas longtemps à Mohamed Ali.
Lorsque, vainqueur, Mohamed Ali rentra sur le chemin du vestiaire, je me faufilai jusqu’à pouvoir le toucher. Armé de mon Kodak Instamatic, victoire ! J’ai pris la photo en gros plan de la légende.
J’en ai même pris une du perdant Joe Bugner.
Tout comme cette histoire, ce jour là est resté gravé dans ma mémoire.
C’était le 30 juin 1975, le jour de mon anniversaire ! J’avais 20 ans.
J’avais même fêté ça avec une cuisse de poulet que j’avais acheté dans la rue à un de ces marchants ambulants. Quelle m’était parue délicieuse cette cuisse de poulet. En effet, depuis des semaines, fauché, je me nourrissais de bananes car la banane ne coûtait quasiment rien.
Alors, avant de sauter dans mon minibus, j’ai sauté dans mon placard pour y retrouver la photo en gros plan que j’avais prise à Kuala Lumpur.
- Bonjour, salué-je le concierge du Hilton Orly.
-Ah, vous voilà, j’appelle sa chambre. Ils sont cinq car il y a aussi ses enfants, sa femme et son manager.
Quelques minutes plus tard, je vois arriver la légende. Je le reconnais.
Mais il est… qu’est-ce qu’il a ? Il est empâté, il marche un peu comme un vieillard, lentement.
Le concierge me présente. On se serre la main. Je les conduis jusqu’à mon minibus et ouvre la porte latérale.
Mohamed veut monter devant à côté de moi. Avec plaisir.
Le manager, la femme et les enfants derrière, on part.
Mais qu’est ce qu’il a ? Quelle que chose de pas normal. Une pathologie. Je me demande si ce sont tous les coups qu’il a pris dans sa vie qui l’ont rendu « infirme ».
Ne connaissant pas son mal, n’ayant encore jamais été mis en présence d’une personne atteinte de la maladie de Parkinson, je ne sais pas à ce moment là qu’il s’agit de cela.
Néanmoins, on discute en route et je me rends vite compte que s’il parle lentement, il a toute sa tête.
Place de la Bastille, La Marais, Place des Vosges.. et je lui parle de ses combats mythiques notamment contre George Foreman à Kinshasa au Zaire et contre Joe Frazier à Manille. Il me fait alors une mimique qui en dit long sur la dureté des combats avec ce dernier. Je lui parle aussi de tout l’argent qu’il a dû gagner. Là il me dit qu’il en a gagné beaucoup, beaucoup, …mais qu’il ne lui en reste plus beaucoup. Trop de personnes à payer autour de lui me dit-il : entraîneurs, sparring partners, manager et une nuée de piques assiettes de toutes sortes.
En redescendant du Sacré Cœur, il me dit « I wana pee ». Et il me laisse entendre que c’est urgent. Je cogite vite. On ne fait pas attendre une légende mais je ne peux tout de même pas faire pisser Mohamed Ali entre deux voitures. J’arrive à me garer, mal, devant l’Ibis Montmartre. Laissant femme, enfants et manager dans le minibus, j’enjoins Mohamed à me suivre. Les gens de la réception nous regardent passer bouche bée. Suivant mon flair, je localise rapidement les toilettes au fond du hall. Mohamed sur mes talons me suivant jusqu’à l’endroit tant désiré avec urgence. Nous prenons chacun un urinoir et partageons ensemble avec soupirs et soulagement l’épanchement divin de nos vessies.
D’une hygiène irréprochable Mohamed et moi prenons le temps de nous laver les mains avant de sortir des toilettes de l’Ibis Montmartre. Là, nous attendant en prétendant ne pas nous attendre, une partie du personnel réunis pour vérifier qu’il ne s’agissait ni d’un sosie, ni d’une vision, ni d’un canular des réceptionnistes.
Mohamed Ali accompagné d’un mec sont sortis des toilettes de l’Ibis Montmartre, ont traversé le hall, avant de s’engouffrer dans un minibus qui a disparu dans le trafic parisien.
En arrivant place de la Concorde, je me lance et je lui dis qu’un jour nous avons déjà été comme ça aussi proche, à un mètre de distance. Il me regarde surpris. Je lui dis que c’était en Malaisie à Kuala Lumpur, en 1975 lorsqu’il s’est battu contre Joe Bugner.
- Ah yeah Joe Bugner. Good fight, dit-il.
Et là, je lui sorts la photo. It’s me, dit-il !
Ouais, it’s you, et c’est moi qui ai pris la photo. Le destin est bizarre non ?
C’est ainsi que Place de la Concorde, Mohamed Ali dédicaça le dos de ma photo « pour Jean-Jacques de Mohamed Ali ».
Je peux dire que je chéris cette photo comme un trésor.
Et Yannick Noah dans tout ça ?
J’y arrive. Il fallait bien que j’explique cela pour que l’on comprenne bien la suite et la force du destin.
On commence à remonter les Champs-Élysées quant il me dit qu’il a soif. Bon, on ne fait pas attendre le plus grand boxeur de tous les temps quand il a soif. Je lui propose alors d’aller jusque devant le Lido, le biggest cabaret de Paris, et de boire un verre au café d’à côté. OK ? OK.
A cette époque on pouvait encore se garer au milieu des Champs-Élysées, là où se garaient les taxis. Je me gare à hauteur du Lido au même moment que se gare devant moi une grosse Mercedes blanche. Nous descendons du minibus au même moment que descend de la Mercedes blanche, Yannick Noah !
Incroyable coïncidence, je l’interpelle. Yannick ! Venez, je voudrais vous présenter Mohamed Ali.
Il me regarde étonné mais avec le regard blasé des gens trop souvent sollicités. Qui est encore cet emmerdeur, doit-il penser. Mohamed Ali arrive alors à mes côtés, il le reconnaît, interloqué, incrédule.
Mohamed, je voudrais te présenter le meilleur tennisman Français. Ils se regardent.
- Hey, I’ve seen you on TV, dit Mohamed Ali.
Marrant comme remarque, pensé-je. Encore heureux qu’il l’ait reconnu.
Ils se saluent, s’échangent des banalités. Je propose à Yannick Noah de se joindre à nous pour aller boire un verre. Malheureusement, il dit qu’il ne peut pas parce qu’il a « à faire ».
Bon, dommage. Et l’on se quitte comme çà au milieu des Champs Elysées.
Avec Mohamed, femme, enfants et manager nous pénétrons dans un café à proximité et trouvons une table au fond. Perrier et jus de fruits. Servis rapidement dans la stupéfaction du serveur, nous ne sommes restés que quelques minutes. Déjà l’attroupement se crée et les badauds incrédules s’approchent pour vérifier que la rumeur qui se répand déjà comme une traînée de poudre est réelle, Mohamed Ali est dans le café.
On regagne rapidement le minibus avant que la troupe de suiveurs n’enfle trop.
Le temps s’écoule et voilà déjà près de deux heures que l’on se balade. Il faut rentrer au Hilton Orly.
A côté de moi dans le minibus, Mohamed semble heureux et détendu. Visiblement il a apprécié la balade.
Hilton Orly, on se sépare, on se serre la main, nous sommes devenus amis (et oui, on est quand même allé pisser ensemble !). I enjoyed it very much, me confirme-t-il. Et on se dit à un de ces jours.
Et le temps passe.
Jusqu’au jour d’été 1996 où, devant ma télévision, je regarde la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’Atlanta.
J’étais sur Canal+ et je me rappelle qu’il y avait là les commentateurs (je ne sais plus si c’était Charles Bietry ou Thierry Gilardi ou les deux ou un autre), et des consultants sportifs connus. Il y avait Thierry Rey le champion Olympique de Judo, Richard Dacoury le basketteur et… Yannick Noah.
Les commentateurs nous promettent une surprise et effectivement, qui voit-on apparaître comme dernier relayeur du flambeau Olympique ? Mohamed Ali.
Lent, émouvant, encore plus touché par la maladie que lorsque je l’avais vu en 1984, il gravit les marches et allume la vasque Olympique.
Devant ma télé, je suis vraiment content de revoir mon ami Mohamed et suis très touché de l’honneur qui lui est fait, mérité.
Les commentateurs s’extasient et demandent à tour de rôle aux consultants présents de livrer leurs impressions. Et tous de dire combien c’était émouvant et symbolique de l’avoir choisi lui comme dernier relayeur de la flamme Olympique pour couronner son immense carrière etc., etc.
Quand vient le tour de Yannick Noah, devant mon poste, je suis sur le bord de mon siège et je m’attends à ce qu’il dise qu’un jour par hasard, un mec lui a présenté Mohamed Ali sur les Champs Elysées.
Et qu’est-ce qu’il a dit Yannick Noah ?
Il a dit que c’était beau et émouvant pour ce grand champion, bla, bla, bla… et… et… rien.
Devant ma télé, je n’en croyais pas mes oreilles, mes yeux. Déçu.
Yannick a-t-il oublié ou n’a-t-il pas voulu le dire ?
Le destin intemporel de la troisième dimension avait à nouveau recrée notre triangle ;
Moi devant mon poste, Yannick dans le poste et Mohamed devant la caméra.
Pourquoi ?
A quand le prochain signe du destin ?
Mohamed Ali a eu un destin exceptionnel.
Yannick Noah a un destin exceptionnel.
Et moi ?